De L'autre Côté

La newsletter de Nesrine Slaoui, journaliste et écrivaine, de l'autre côté des dominations, depuis ces angles morts que les médias classiques ne voient pas.

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Par Nesrine Slaoui
28 déc. · 7 mn à lire
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J'ai écrit une fiction

Mon deuxième livre « Seule » sort le 4 janvier aux Éditions Fayard. C'est l'aboutissement de presque deux ans de travail, de nuits blanches, d'échanges intenses et de lutte féministe. Mais ce roman a aussi été un nouveau défi pour moi : celui d'écrire une fiction, certes inspirée de faits réels, dont il a fallu entièrement construire l'intrigue.

Avant de développer mon propos : je vous mets ici le lien pour pré-commander le roman. Je vous invite également à la soirée de lancement organisée par la librairie Un livre et une tasse de thé, au 36 rue René Boulanger à Paris, le 4 janvier à 19h. Venez, ce sera l'occasion de se rencontrer !

On me pose souvent cette question : « Comment fait-on pour écrire un livre ? ». Avec cette deuxième publication, je peux proposer un début de réponse : on observe, on lit et on écoute. Petite, dans mon imaginaire, un écrivain était forcément un homme blanc et vieux enfermé, seul, dans une maison de campagne ou au sommet d'un phare éclairé par une petite bougie. Il remplissait des pages entières, sans jamais poser la plume, guidé par une forme de génie. Je pensais qu'écrire était un don, un talent inné et, même si j'écrivais déjà beaucoup, je ne prétendais pas à la littérature. Finalement, la plus grande partie du travail, pour moi aujourd'hui, ce n'est pas l'écriture en elle-même. Un livre c'est d'abord une idée, ou plusieurs, qui se résume en une phrase. Une idée nourrie par des lectures, des podcasts, des conversations, des faits sociaux, des expériences de vie, des films... Ici, au départ, c'était : j'ai envie de raconter comment les violences sexistes s'imposent aux femmes de plusieurs manières, dans divers endroits et à des âges différents.

Plus précisément, ce livre est né dans mon esprit le 14 mars 2021 alors que je réalisais un reportage à la marche blanche en hommage à Alisha. Cette adolescente âgée de 14 ans a été tuée par deux camarades de classe qui l'ont poussée dans la Seine, sous le pont de l'autoroute à Argenteuil, après un harcèlement scolaire violent. Au milieu de la foule, plusieurs choses m'ont frappée. D'abord, l'assemblage de photos réalisé par les copines de la jeune fille : sur chacune d'entre elles, le visage d'Alisha était modifié par un filtre Snapchat. Cette application est d'ailleurs un élément clé de l'affaire car, quelques semaines auparavant, son ancien amoureux l'a utilisée pour diffuser une photo d'elle en sous-vêtements.

Photo prise à la marche blanche en hommage à Alisha le 14 mars 2021.Photo prise à la marche blanche en hommage à Alisha le 14 mars 2021.

En avançant dans un cortège réduit vers le lieu du crime, j'ai été comme prise à la gorge par toute l'injustice et la violence de ce meurtre, de ce féminicide d'une mineure. Alisha devenait le symbole du patriarcat qui nous tue, la victime de tout un système de dominations qui condamne nos sexualités et nos corps, qui nous trie en fille facile ou en fille respectable, qui nous humilie quoi qu'il en soit... J'ai alors pensé, face à la Seine qui s'écoulait paisiblement, que lorsqu'un adolescent en vient à tuer ainsi un ancien flirt, ce n'est pas seulement lui qui effectue le geste mais c'est toute la société qui l'accompagne. Une société qui ne sait toujours pas éduquer les hommes autrement qu'en leur imposant une masculinité violente et qui tarde à comprendre le danger que représente les réseaux sociaux pour les plus jeunes.

L'enjeu de la fiction

En rentrant chez moi, complètement sonnée, j'ai écrit un compte rendu de cette journée. Une partie de moi, sûrement l'étudiante victime elle aussi de harcèlement scolaire, se reconnaissait pleinement en Alisha. Sa solitude rejoignait la mienne. J'ai alors appelé mon éditrice, devenue amie, pour lui parler de mon idée. Dans le même élan, j'ai construit une première structure avec deux personnages : Anissa, inspirée d'Alisha, et Nora, une jeune trentenaire parisienne. Cette dernière allait me permettre de raconter les violences conjugales vécue par une femme adulte. Les deux, d'origine maghrébine, feraient face à la fois au sexisme et au racisme. Les chapitres alterneraient de l'une à l'autre jusqu'au moment où leurs histoires se croiseront... Mais ça, il faudra lire le livre pour le comprendre.

Une fois la structure établie, pendant près d'un an j'ai écrit des bribes, parfois des chapitres entiers, en m'appuyant sur un tableau qui détaillait, point par point, l'évolution de l'intrigue pour chacune d'elles. Au départ, le livre commençait par un procès d'une dizaine de pages ; il n'en reste plus rien à l'impression. C'est ça écrire un livre : essayer, mot après mot, phrase après phrase, de trouver une harmonie et, souvent, cela implique de totalement supprimer le premier jet ou de le réécrire. Ce n'est jamais un travail linéaire. Le paragraphe qui sonnait juste la veille peut se révélait faux le lendemain.

En parallèle, tout ce temps, j'ai continué à lire des essais féministes et anti-racistes pour alimenter mes réflexions et le fond du roman. Deux podcasts ont joué un rôle important : ceux d'Arte sur la violence des femmes et sur la violence des hommes.

«Rester arrimée au réel »

L'objectif devenait clair ; je voulais écrire une fiction dont les lieux et les évènements existent ou ont existé. Il ne s'agissait donc pas de formuler une théorie, de produire un essai, mais de miser sur la narration, purement et simplement, et d'y incorporer toutes mes réflexions féministes. C'est un parti pris, cette fois-ci, de considérer que pour dénoncer des injustices, il faut aussi explorer des genres littéraires, des expressions artistiques, qui ne sont pas, par essence, ceux de la sociologie, du savoir universitaire, disons-le : de l'élite intellectuelle. Construire un imaginaire féministe et inclusive dans la fiction, avec des femmes d'origine maghrébine au centre, c'est aussi important.

En lisant les premières pages, mon éditrice m'a donné ce conseil qui a aussi guidé tout le roman : « il faut que tu restes arrimée au réel, c'est ce qui fait la force de ton écriture ». Et j'ai cherché un équilibre pour ne pas non plus donner l'impression aux lecteurs et aux lectrices de lire une enquête journalistique. D'Alisha, finalement, je n'ai gardé que la ville de résidence et la dramaturgie du meurtre. En fouillant sur Internet et en me renseignant auprès des habitants d'Argenteuil, j'ai découvert un quartier fascinant : la cité Champagne en forme d'arc et dont les balcons offrent une vue imprenable, bien que lointaine, sur tous les monuments de Paris. Daniel, de l'amicale des locataires, m'a fait visité son logement et toute la cité en me partageant son histoire, ses problématiques et j'ai pu alimenter plusieurs chapitres avec ces éléments factuels.

La cité Champagne à Argenteuil en banlieue parisienne.La cité Champagne à Argenteuil en banlieue parisienne.

C'est, peut-être, parce que j'ai moi-même grandi dans une petite tour HLM ou juste à cause d'un intérêt pour l'histoire des grands ensembles que je voulais, encore une fois après Illégitimes, décrire ces lieux et les utiliser comme décor. Ayant vécu dans le 13e arrondissement à mon arrivée à Paris, j'ai été longtemps fascinée par l'architecture des Olympiades et j'en ai donc fait le lieu de résidence de Nora.

Abandonner la peur des critiques

Les derniers mois avant le rendu du texte, de juin à septembre, ont été pleinement dédiés à l'écriture. Je me souviens d'un week-end d'août en particulier pendant lequel je n'ai pas du tout dormi pour terminer la scène du meurtre. Vous la lirez, il y a une tension particulière et je devais moi même être particulièrement vulnérable pour la retranscrire. C'était la première fois que j'écrivais une scène aussi violente et ça m'a plongée dans une profonde tristesse. Plusieurs passages ont été bouleversants pour moi.

En septembre, je suis allée écouter un échange au théâtre autour de Virginie Despentes. Elle racontait à quel point chaque livre était douloureux. Elle disait craindre encore la réception médiatique parce qu'elle savait qu'on lui répondrait toujours, symboliquement, « tu es une femme, fais profil bas ! ». Et je sais que ce sera toujours vrai pour moi aussi ; à chaque livre, on me rappellera que je suis une femme maghrébine qui transgresse les injonctions et qui doit donc le payer, au moins par du cyber-harcèlement. Surtout que cette fois-ci, je parle de sexe. Mais face à cette menace qui plane, cette injonction au silence et à la discrétion, ma joie immense de publier ma première fiction et ma hâte d'échanger avec les lecteurs et les lectrices sont bien plus importantes.

Et puis, ça fait partie de l'expérience ; même si on n'écrit pas sur nous, écrire c'est toujours laisser des morceaux de soi entre les pages.